Galerie Oblique, Saint-Maurice 2023

 

Vincent Fournier : ouvrir des mondes

 

Une parcelle de solitude perdue en mer d’Iroise. Molène, l’île chauve, se dissout dans la lumière quand on la regarde depuis le pont du bateau, faisant douter d’avoir jamais existé. Là, un vieux livre. C’est un grand missel abandonné dans une remise. Sans âge, abîmé. Nerfs, mors et coiffe presque détruits. Les cahiers ont libre cours. Les feuilles fuguent hors de la reliure, exhibent leurs formules latines qu’anime la touche de couleur des rubriques, rouges, comme le nom l’indique. Un secret échange se noue entre la relique moisie et l’artiste.

 

Des pages du vieux livre sont prélevées. Des pages de garde blanches, des pages de garde de couleur. Une lecture, inconnue du profane, relève les salissures, griffures, déchirures, et une histoire muette se raconte sans mots. Silence : une révélation advient. Lente. Elle est regard, écoute, contact d’abord. Elle sera une suite d’opérations ramenées au rudimentaire, à l’essentiel : plier, souligner, tracer des lignes, peindre, percer, accrocher. Longue maturation dans l’attente de l’atelier. Puis viendra comme une naissance, comme une évidence, au sens propre : quelque chose se donne à voir que les manipulations effectuées n’expliquent pas.

 

L’artiste ne répète pas, il dialogue. Solitaire, comme tous les chercheurs, il sait mieux que personne nous affranchir, abolir les frontières et ouvrir des mondes. Il pratique une autre pliure en réponse à la séquelle. Il borde une lacune, inscrit un losange dans la géographie aléatoire des auréoles, transforme les traces d’un arrachement en la vibration d’un paysage apparaissant. Simplicité splendide, forte, solennelle. Mystique.

 

Il faut parler de paradoxe esthétique. Comment se fait-il que tant de force et de solennité se dégagent de ces formats réduits ? Le ciel, en haut, bleu ; la terre, en bas, rouge : un répons, une liturgie. Aucune place ne nous est assignée. L’œuvre n’est pas d’un cartographe. Elle ne nous situe pas, ne nous impose aucunes coordonnées. Elle se place devant le regard et celui-ci s’ébat, imagine, voyage et s’intériorise. La méditation est donc ce qui convient. Au moins la contemplation. Au moins l’interrogation. La terre, en bas, rouge, le ciel, en haut, bleu, à l’état de symboles, résumés dans un formalisme qui en fait des signes, des coefficients, des indices, presque des concepts, n’étaient les accidents de la matière, le destin du support, le grain de sa peau, soigneusement recueillis et aimés, comme un corps qu’on descend de la croix.

 

Le losange, l’intersection de la verticale et de l’horizontale, la diagonale, le carré. Ou encore le coin replié vers l’intérieur, la circularité ébauchée de la tâche. Souvent, la symétrie. Animée d’imperfections, de déséquilibres clandestins, elle dresse un vis-à-vis frémissant. Le vocabulaire formel est héritage et avenir. Il reprend les moyens élémentaires d’une langue connue de tous. Il renvoie à un ensemble d’images chrétiennes d’une manière singulière, étrange, inattendue. Une puissance prophétique vient de la blessure du langage employé. La ligne ne définit plus, ne construit plus : elle traverse, transperce, décloisonne en signalant des masses, des asymétries, des élans. La couleur ne dissimule pas, n’enjolive pas, mais elle ouvre l’espace et le récit à des chemins espérés. La puissance prophétique d’une aspiration dont on est libre de croire – qui nous en empêcherait ? – qu’elle est inspirée, qu’elle est humaine.

 

David Sendrez